Concurrence et compétitivité

La politique européenne en matière de concurrence doit-elle promouvoir et protéger ses champions ?

La politique de la concurrence a longtemps été reconnue comme étant l'une des armes les plus puissantes de l’arsenal réglementaire de la Commission européenne. Mais, dans un contexte de malaise croissant quant à la capacité des entreprises européennes à rivaliser avec leurs concurrents chinois et américains, certains responsables politiques se demandent maintenant si le régime n’aurait pas besoin d’une réforme plus en profondeur. En février, le veto de la Commission européenne à la fusion proposée entre Siemens et Alstom dans le secteur du ferroviaire a suscité une réprimande cinglante des ministres de l’économie allemand et français, qui ont avancé que de telles décisions empêchaient les entreprises européennes d'atteindre l’échelle nécessaire pour exercer une concurrence efficace dans une économie de plus en plus mondialisée et numérisée. À la place, ont-ils soutenu, la Commission européenne devrait promouvoir une stratégie industrielle permettant aux « champions européens » de tenir tête aux concurrents issus de pays dont les règles en matière d’ententes et de positions dominantes sont moins strictes. Les inquiétudes des ministres étaient-elles légitimes ? Si oui, la solution qu'ils ont proposée pourrait-elle se révéler efficace?

Il ne s’agit pas seulement du ferroviaire, il est aussi question de l’économie

Le ministre de l’économie français, Bruno Le Maire, et le ministre de l'économie allemand, Peter Altmaier, n’y sont pas allés de main morte dans leur critique de la décision de la Commission européenne de s'opposer à la fusion entre Alstom et Siemens. Dans une déclaration commune sans précédent, ils ont avancé que la Commission n’avait pas reconnu la menace grandissante que représentait CRRC, le constructeur ferroviaire chinois rival, et avait négligé les avantages potentiels d’une telle fusion, notamment en termes d’expansion et d’innovation. Selon eux, il ne s’agissait pas d'une erreur isolée de jugement de la Commission européenne, mais le reflet de la façon irréfléchie dont la politique de concurrence était appliquée. Et cela était préjudiciable à l'économie européenne.

Les ministres ont ensuite présenté un manifeste : la politique européenne en matière de concurrence, ont-ils proposé, devrait tenir compte de l’impact à plus long terme de la mondialisation et de la numérisation au niveau de la concurrence à laquelle font face les entreprises européennes. Elle devrait également reconnaître que les entreprises européennes ne jouissent pas d’une situation équitable lorsqu’elles rivalisent avec des entreprises subventionnées originaires de pays hors UE (comprendre : la Chine) ou d'importantes plateformes numériques (comprendre : les géants de la Silicon Valley) qui ont pris une avance visiblement incontestable par rapport aux challengers européens. Certaines de ces plateformes ont bénéficié de la technologie développée par le gouvernement américain, selon Mariana Mazzucato, professeure d'économie à l’University College de Londres et l’une des intervenantes à la conférence de haut niveau de la Commission européenne sur l’économie numérique en début d'année. En ne tenant pas compte de ces considérations, la Commission européenne empêche l’émergence d'importants concurrents européens pouvant rivaliser avec les semblables de CRRC en Chine ou Google aux États-Unis.

Ces inquiétudes révèlent peut-être une angoisse plus profonde, celle de savoir si l’Europe est à la traîne par rapport aux États-Unis et à la Chine. L’économie chinoise a désormais occulté celle de l’UE sur certaines mesures pour devenir la plus importante au monde. Et tandis qu'il peut sembler irréaliste de s’attendre à ce que les taux de croissance du revenu par habitant dans en Europe correspondent à ceux de la Chine en développement, l’UE est également en train de perdre du terrain au profit des États-Unis. Au  niveau des entreprises, un tableau similaire semble se dessiner : sur les dix plus grandes entreprises au monde en termes de capitalisations boursières en 2019, huit sont américaines et deux chinoises ; les entreprises européennes, en revanche, brillent par leur absence. À ces craintes sur la compétitivité européenne viennent s’ajouter des préoccupations encore plus grandes sur l’impact de la mondialisation. Même si beaucoup reconnaissent qu’une intégration plus profonde de l’économie mondiale a profité aux consommateurs, on craint de plus en plus que les entreprises et les travailleurs européens y soient perdants à moyen terme, en entravant la croissance et en exacerbant les inégalités.

Le bon outil pour les consommateurs

Les organismes européens de surveillance des ententes ont traditionnellement eu une seule mission : s’assurer que les marchés apportent de la valeur aux consommateurs en veillant à ce que la concurrence reste forte où qu’elle opère au sein de l’économie. Le risque de préjudice au consommateur résultant de l’abus du pouvoir du marché ne doit pas être pris à la légère. Pour en revenir au cas Siemens-Alstom, la Commission européenne a conclu que l’entité résultant de la fusion gagnerait une part de marché combinée de plus de 60 % du marché européen pour les trains à très grande vitesse (avec des vitesses supérieures à 300 km/h) et ferait face à une concurrence limitée dans le secteur délicat de la signalisation ferroviaire. La Commission européenne avait fondé l’essentiel de sa conclusion sur l’analyse que CRRC n’est pas un solide concurrent de Siemens et Alstom pour l’obtention de contrats portant sur les trains à très grande vitesse en Europe. Cette constatation était basée sur l’analyse des offres soumises par différents concurrents pour l’obtention de contrats en Europe. CRRC remporte des appels d’offre dans d’autres régions du globe et sur les marchés bas de gamme, notamment en Chine, mais ne rivalise pas directement en Europe ou sur les contrats portant sur les trains à très grande vitesse.

Une diminution de la concurrence aurait permis à l’entité fusionnée d’augmenter les prix ou de réduire la qualité, sans risquer de perdre trop de clients. Si cela devait arriver, a conclu la Commission européenne, les entreprises de transport ferroviaire et – au final – les voyageurs européens, y perdraient. Cette crainte semblait être partagée par de nombreuses autorités nationales de concurrence en Europe – y compris l’Autorité de la Concurrence en France et le Bundeskartellamt en Allemagne – qui ont soutenu la décision de la Commission européenne d'interdire l'opération.

Un outil juste ?

Mais peut-être que tout cela passe à côté de la critique faite dans le manifeste commun des ministres français et allemand. En relançant l’idée de champions nationaux ou régionaux – aujourd’hui dans le contexte de l’économie européenne –  Le Maire et Altmaier laissaient entendre que le fait de promouvoir le bien-être des consommateurs ne devrait pas être le seul objectif de la politique de concurrence. À la place, les autorités antitrust devraient avoir de plus larges attributions pour promouvoir l'équité, la création d’emplois et la croissance économique en Europe en plus du bien-être des consommateurs. Les ministres n’ont pas nié que les consommateurs auraient peut-être quelque chose à gagner d’une forte concurrence dans une économie mondialisée offrant de meilleurs produits à des prix plus bas. Mais, ont-ils indiqué, un équilibre doit être trouvé entre ce qui est dans l’intérêt étroit des consommateurs et ces considérations plus vastes.

Ces propositions s'appuient sur l’idée qu'il y a des compromis inévitables entre les objectifs économiques concurrentiels, et en particulier –

  • entre la promotion des intérêts des consommateurs européens et des travailleurs européens ;
  • entre la promotion de la concurrence pour les consommateurs en Europe et la promotion de la compétitivité des entreprises européennes sur la scène internationale ; et
  • entre la promotion des intérêts à court terme des consommateurs et la croissance économique à plus long terme.

Dans cette vision du monde, le régime actuel de la politique européenne en matière de concurrence est extrêmement déséquilibré : en étant chargé de rigoureusement prioriser les intérêts des consommateurs européens, il ignore – et même nuit – aux intérêts distincts des travailleurs européens, à la concurrence européenne et à la croissance en Europe.

Mais ces compromis existent-ils vraiment ? Pour commencer, il n’est pas clair que le fait d’assouplir la politique de la concurrence afin de faciliter la création de plus grandes entreprises européennes favoriserait la création d’emplois en soi. Les économies d’échelle et les synergies telles que celles suggérées dans la fusion entre Alstom et Siemens conduisent souvent à des suppressions de postes. En tenant compte des pertes d’emplois, la Commission pourrait alors être tenue de bloquer les fusions efficaces favorables à la concurrence si celles-ci conduisent également à une réduction de la main d'œuvre. En outre, il serait probablement irréaliste de s’attendre à ce que les « champions européens » décident d'implanter leurs usines en Europe plutôt que dans des pays où les coûts de la main d'œuvre sont moins élevés, notamment s'ils sont en concurrence avec des entreprises chinoises qui bénéficient de coûts salariaux plus faibles.

Les inquiétudes concernant la concurrence déloyale des entreprises non européennes – et les coûts qui en résultent pour les entreprises et les travailleurs – pourraient bien être légitimes. Encore une fois, cependant, il n’est pas évident que le remaniement du régime européen de concurrence constituerait le meilleur moyen de s’assurer que les règles du jeu sont les mêmes pour tous :

  • La stratégie soutenue dans le manifeste des ministres reviendrait, en substance, à combattre le feu par le feu en offrant aux entreprises européennes les mêmes aides et privilèges dont jouissent leurs rivaux. Si un pays hors UE prend des mesures pour soutenir la création d’un champion national, alors l’Europe vous verra – et vous élèvera même – en créant un champion paneuropéen. En principe, cela pourrait s’avérer efficace dans le rétablissement de l’équilibre concurrentiel entre les principales entreprises multinationales aux quatre coins du globe. Mais, dans le processus, cela aurait un coût pour le niveau général de concurrence. Dans le jargon économique, le résultat ressemblerait dangereusement à un équilibre sous-optimal : les faveurs accordées aux champions européens et hors UE finiraient par s’annuler mutuellement – au profit d’aucune des parties – alors que partout, les consommateurs risqueraient d’être perdants. Dans le pire scénario, la concurrence féroce entre un grand nombre d’entreprises serait remplacée par une rivalité enveloppée dans du papier bulle entre une poignée de favoris chouchoutés.
  • Une autre manière de corriger le déséquilibre concurrentiel serait d’essayer de persuader les pays hors UE de céder du terrain et de réduire les privilèges qu'ils accordent à leurs propres champions nationaux. Par exemple, si les entreprises non européennes bénéficient clairement ’'aides d’État ou de violations des droits de propriété intellectuelle qui seraient illégales en Europe, alors pourquoi ne pas appliquer à ces entreprises des sanctions identiques à celles auxquelles devraient faire face les entreprises européennes, comme condition préalable pour être autorisées à commercialiser dans l’Union européenne ? L’Union européenne a récemment accepté des modalités de filtrage plus strictes pour les investissements étrangers. En principe, celles-ci pourront être élargies pour prendre en compte les subventions et le respect des droits de propriété intellectuelle. Il est vrai que de telles mesures confèreraient à l’Union européenne une influence directe uniquement sur le commerce en Europe (plutôt que, par exemple, la concurrence entre les entreprises chinoises et européennes pour le commerce hors UE). Mais l’Europe demeure un marché essentiel pour de nombreuses entreprises évoluant sur le plan international. La perspective réelle d’être exclu de ce marché (ou de devoir payer des pénalités financières substantielles pour en conserver l’accès tout en enfreignant la réglementation européenne) pourrait au moins donner matière à réflexion aux entreprises non européennes et à leurs représentants politiques.

Qu’en est-il de promouvoir la croissance européenne à long terme – et le moteur qui finalement alimente la croissance, l’innovation ? Certains ont montré du doigt Airbus – peut-être l’entreprise qui est la plus près d’avoir déjà le statut de champion européen – comme exemple de la façon dont la coopération régionale plutôt que la concurrence peut permettre à l’industrie européenne de maintenir une avance technologique. Mais la relation entre échelle et innovation n’est pas claire. Par exemple, les grandes entreprises rentables de manière sûre peuvent trouver plus facile de lever des capitaux pour investir dans la recherche et le développement que leurs rivaux infondés de plus petite taille. Cependant, simultanément, elles peuvent être moins intéressées de réaliser ces investissements que des rivaux plus petits et moins riches – notamment si les innovations résultantes récupèrent les bénéfices des anciens produits déjà vendus. Et si la création d’un petit nombre de champions réduit le vivier de concurrents, cela minerait-il les mesures incitatives en faveur de l’innovation ? Siemens et Alstom continueraient-ils à investir autant dans des nouveaux trains s'ils faisaient face à une petite concurrence pour les ventes existantes ?

Les bons outils pour demain ?

Cela ne signifie pas que la promotion du bien-être des travailleurs européens ou la compétitivité et la croissance du continent ne sont pas des objectifs légitimes – ou que ceux-ci devraient être subordonnés aux intérêts des consommateurs dans la perspective plus large des responsables politiques européens. Il ne serait également pas correct de supposer que le régime antitrust existant produit les meilleurs résultats de manière fiable pour les consommateurs, et ne doit donc pas être modifié. Au contraire, la numérisation et la mondialisation de l’économie est en train de redessiner radicalement la dynamique de la concurrence dans de nombreux marchés. Les procédures que les autorités de concurrence suivent peuvent avoir besoin d’être profondément repensées pour surmonter ces difficultés. À cet effet, le plan de la Commission européenne récemment annoncé visant à explorer si ses directives actuelles sur les accords verticaux sont adaptées à l’ère du numérique est éminemment sensé. Le rapport demandé par la Commission européenne sur les marchés numériques formule un certain nombre de recommandations concernant l’application de la politique de concurrence, que nous abordons séparément dans notre article ‘The Elephants in the room. Celles‑ci sont, dans une large mesure, conformes à bon nombre des recommandations avancées dans un rapport séparé plus récent demandé par le gouvernement français à l’Inspection Générale des Finances sur la politique de concurrence.

Mais pour les raisons évoquées ci-dessus, il n’est pas clair que l’utilisation de la politique de la concurrence pour promouvoir le bien-être des consommateurs implique réellement de compromettre les intérêts des travailleurs, la compétitivité ou la croissance. Même si ces compromis existent vraiment, une décision devrait alors être prise pour chaque enquête menée sur une fusion pour savoir quels objectifs fondamentaux devraient être prioritaires. Il s’agit d’un jugement intrinsèquement politique (qui, en toute franchise, devrait se situer bien au-dessus de l'échelon de rémunération des simples économistes spécialisés en concurrence). Mais le cas Siemens/Alstom suggère que l’obtention d’un large soutien politique pour ces décisions de veto serait difficile. Les Pays-Bas, la Suède, la Belgique, la Finlande, le Danemark, le Portugal et, plus récemment, l’Islande, se sont tous prononcés contre la proposition. Ils craignent que les pouvoirs de veto politique soient utilisés pour constituer des champions industriels dans les pays de grande taille, tandis que les consommateurs des pays de plus petite taille seraient désavantagés.

Et, bien entendu, s’accorder sur un ensemble cohérent de paramètres à Bruxelles ne constituerait que le premier de nombreux défis. Les propositions du manifeste des ministres passent judicieusement sous silence les autres complexités pratiques de l’économie politique européenne. Par exemple, l'interaction entre les directives européennes et nationales en matière de concurrence devrait être prise en compte : si la réglementation européenne en matière de concurrence promeut les champions européens, alors chacun des États membres peut-il appliquer la même logique pour défier les règles en matière d’aides d’État et promouvoir les champions nationaux ?

En résumé, il serait préférable d’utiliser d’autres leviers politiques – des modifications dans la législation relative au commerce, une meilleure application des droits de propriété intellectuelle et des investissements dans le capital humain – pour doper la compétitivité européenne, la croissance et le bien-être des travailleurs plutôt que de chercher à redéfinir les règles antitrust en se basant sur ces objectifs. En exigeant des autorités de concurrence qu’elles poursuivent plusieurs objectifs, les responsables politiques risqueraient de saper leur efficacité et, au final, leur légitimité. Dans l’évaluation finale, il serait préférable que la politique de la concurrence s’applique à faire une tâche bien plutôt que plusieurs tâches mal.